Louise Walser

Nous allons évoquer une femme qui a vécu, à la toute fin du XIXème siècle, dans l’institution des Sourdes-Muettes de Bordeaux. Elle fait partie de ces milliers d’anonymes qui ont bénéficié de l’éducation collective donnée aux Sourds dans ces lieux. En effet, Bordeaux est une des premières villes à connaître l’installation d’une école consacrée aux enfants sourds qui devient, en pleine Révolution française, la deuxième institution nationale pour Sourds en France. Le premier institut national est celui de Paris créé par le célèbre abbé de l’Épée.
La femme dont nous allons parler est surnommée la « Jeanne d’Arc des Sourds-Muets ». Elle s’appelle en réalité Louise Walser et connaît au sein de la communauté des Sourds une certaine notoriété de son vivant. Puis elle est oubliée. Aussi allons-nous tenter de la faire revivre à travers quelques dates.

1912

Nous voici en août 1912, plus exactement le vendredi 2 août dans la matinée. Louise a 33 ans. L’année 1912 coïncide avec le bicentenaire de la naissance de l’abbé de l’Épée, celui qui fut décrété bienfaiteur de l’humanité en 1791 et dont la statue orne la façade de l’institution bordelaise.


Nous sommes à Paris, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. C’est le deuxième et dernier jour d’un congrès international de Sourds-Muets organisé par le Comité des fêtes du bicentenaire et présidé par Ernest Dusuzeau. Celui-ci est un ancien professeur de l’institution nationale des Sourds-Muets de Paris, mis à la retraite d’office, comme tous les enseignants sourds, à la suite des décisions prises en 1880 à Milan. On le surnomme le « Gambetta des Sourds-Muets », sans doute à cause de ses qualités d’orateur.


Les débats du congrès en sont à la section VI (1) : l’enseignement religieux. Les questions prévues sont les suivantes : l’enseignement religieux est-il donné dans ou hors de l’école ? Comment est-il donné, par la mimique ou par l’orale ? Quelques explications s’imposent. Nous sommes en 1912, donc quelques années après la loi sur les associations et celle sur la séparation des Églises et de l’État. Pourtant les débats sont loin d’être clos, notamment dans l’éducation spécialisée où la majorité des écoles est tenue par des congrégations religieuses. Les termes « mimique » et « orale » font référence aux méthodes pédagogiques utilisées dans l’enseignement des sourds. Pour faire court, la « mimique », c’est l’utilisation de la langue des signes (LSF) dans la classe, alors que l’« orale », c’est son interdiction, les enfants sourds devant apprendre en priorité à parler le français et à le lire sur les lèvres de leurs professeurs.
Lors du congrès de 1912, Louise Walser parle en LSF pendant qu’on lit son discours. Dans un compte-rendu, on explique que « de nombreux applaudissements, particulièrement sur les bancs américains, approuvent » (2) Louise, « tandis que des instituteurs et institutrices entendants-parlants protestent, Mme la Supérieure de l’Institution Nationale de Bordeaux principalement. » (3) En effet, Louise a suivi sept ans d’études dans l’école bordelaise.
Que dit-elle pour susciter ces réactions contradictoires ? Elle veut démontrer que la méthode orale pure ne peut pas être appliquée systématiquement. Pour elle, seuls les enfants devenus sourds après l’acquisition d’une langue peuvent en bénéficier. Elle présente deux témoignages personnels. Pendant sa scolarité, étant une écolière brillante, les religieuses la chargent de répondre aux lettres des anciennes élèves, toutes éduquées « par la pure mimique » (4). Elle peut ainsi comparer leurs compétences linguistiques avec celles des élèves éduquées par la méthode orale pure et remarquer que les anciennes élèves ont un meilleur niveau de français écrit que les plus jeunes.
Le second témoignage nous la montre remplaçant une des religieuses enseignantes, malade, pour un cours de religion. La leçon est écrite au tableau. Louise fait lire et pose des questions. Aucune élève n’est capable de répondre. Elles se contentent de répéter les phrases du texte écrit. Que fait Louise ? Elle prend son courage à deux mains et se sert des signes défendus. Ce faisant, elle réussit à leur expliquer la leçon.
À ces propos, l’auditoire réagit : parmi les plus choquées, Angélique Camau, supérieure et directrice des études de l’Institution nationale des Sourdes-Muettes de Bordeaux depuis quarante-et-un ans. Mère Angélique proteste et, s’adressant directement à son ancienne élève, lui dit en signant qu’elle a honte d’elle. Un délégué américain, sourd et professeur à l’Institution des Sourds-Muets de l’Ohio, réconforte Louise au bord des larmes (5). Une autre déléguée américaine, de New York cette fois, s’en mêle et déclare que Louise est « la Jeanne d’Arc des sourds » (6). Plus encore, une trentaine de « dames sourdes de Los Angeles » envoient à Louise une lettre de soutien un mois environ après l’incident (7). De nouveau, elles parlent de Jeanne d’Arc et de noblesse d’attitude. Plus tard, en novembre 1913, c’est au tour du secrétaire de l’association nationale des Sourds américains de se manifester auprès de Louise. En effet, les Sourds américains, réunis en congrès durant l’été, lui ont voté une résolution de soutien.


Pourquoi le nom de Jeanne d’Arc vient s’imposer pour la désigner ? Comme les autres, les Sourds suivent l’actualité et en 1912, on parle beaucoup de Jeanne d’Arc, puisque c’est le 500e anniversaire de sa naissance. Depuis plusieurs années, l’Église catholique a entamé un procès de canonisation. Du côté des politiques français, l’Assemblée nationale et le Sénat examinent la possibilité de créer pour Jeanne une fête nationale. Bref tout le monde se passionne pour cette figure de femme indépendante et forte qui résista à l’étranger et sauva la patrie.

Notes

1. Revue des Sourds-Muets, 7e année, n°3, septembre 1912, pp. 49-53, INJS, Paris, Bibliothèque historique.
2. Troisième congrès international des Sourds-Muets de Paris, 1er et 2 août 1912, pp. 70-72, INJS Paris, Bibliothèque historique.
3. Idem.
4. Troisième congrès international des Sourds-Muets de Paris, 1er et 2 août 1912, pp. 70-72, INJS Paris, Bibliothèque historique.
5. Revue des Sourds-Muets, 7e année, n° 10, avril 1913,
p. 205, INJS, Paris, Bibliothèque historique.
6. Idem.
7. Idem, p. 206

1892

Revenons maintenant en arrière, au samedi 6 février 1892. Louise a 12 ans.
Nous voici gare d’Orléans à Paris. C’est l’ancien nom de la gare d’Austerlitz. Une sœur de Nevers attend. C’est Angélique Camau, déjà supérieure de l’institution des Sourdes-Muettes de Bordeaux.
Quelques jours avant, le directeur de l’institution bordelaise a écrit au père de Louise pour lui annoncer que sa fille avait été nommée dans son école grâce à une bourse qu’une riche veuve offrait pour trois jeunes filles sourdes-muettes choisies dans les familles les plus pauvres (8). Louise doit se trouver à la gare d’Orléans, le 6 février, avant 9 heures du matin. 9 heures 25, le train part et emporte avec lui quatre jeunes filles : 10, 11, 12 et 16 ans (9). Quelques huit heures plus tard les voici à Bordeaux. Elles arrivent bientôt devant l’énorme bâtiment du 87 de la rue Abbé-de-l’Épée. Qui est donc ce prêtre dont on voit la statue assise au centre de la cour d’honneur et une autre en pied sur la façade ? Elles l’apprendront plus tard.


Passons avec elles le porche d’entrée. À gauche un grand escalier de marbre conduit au premier étage. À droite un couloir et en face une chapelle où elles n’entrent pas encore. On les conduit au réfectoire en passant le long d’une des quatre cours intérieures. Plus tard, elles montent au second et découvrent un des dix dortoirs. Vingt-cinq lits y sont disposés côte-à-côte. Au centre, un poêle à charbon. Au pied de chaque lit, un tabouret. Rien ne traîne. De grands rideaux blancs occultent les fenêtres. Il est temps d’aller au lit.
Le lendemain, une religieuse réveille toutes les élèves. Il est presque 6 heures. C’est dimanche et on fait le ménage des dortoirs. À 7 heures, on descend déjeuner et faire la toilette. Toutes les élèves ont un numéro. Louise Walser a le 937 ; c’est écrit sur le gobelet, l’assiette et les couverts en argent qu’on lui donne. À 8 heures, c’est la messe et Louise remarque les étoiles sur le plafond bleu de la chapelle. Il faut attendre lundi pour aller dans la classe de sœur Philippe (10).


Louise sait déjà lire et écrire. Elle n’est pas née sourde et a fréquenté l’école de son quartier. Son ancienne maîtresse a fait parvenir une lettre. On y lit un résumé des compétences de l’enfant. L’élève est « intelligente et travailleuse » (11). « Elle sait lire, écrire, […] fait de petits problèmes et a quelques notions de français. » (12).
Qu’apprendra-t-elle donc dans cette nouvelle école ? Depuis 1879, la parole, la lecture sur les lèvres et l’écriture sont devenues les pivots de l’enseignement. Le programme de la première année d’études est presqu’entièrement consacré à ces apprentissages. Dans le même temps, la langue des signes est bannie de la classe et le restera environ cent ans. La méthode est progressive et se veut cohérente : tout d’abord les élèves s’exercent sur des mots courts et faciles à prononcer, noms d’objets mis sous les yeux ou d’actions réalisées devant elles, puis ce sont de petites phrases à l’impératif ou avec l’utilisation des pronoms personnels, de prépositions et d’adverbes (13). Louise a confiance. Elle est sourde certes, mais pas muette. Ayant perdu l’audition à 8 ans, elle a continué à parler français. Elle ne sait pas encore qu’elle va apprendre clandestinement, grâce à ses camarades, une nouvelle langue, la langue de signes.

Notes :

8. Il s’agit d’un legs de Mme veuve Vignette pour l’entretien de trois jeunes filles sourdes-muettes choisies parmi les plus pauvres familles de Paris, Lagny (Seine-et-Marne) et Gandelu (Aisne). La famille Walser correspond aux critères d’attribution et la bourse Vignette paye la pension et le trousseau de Louise.
9. Marie Geoffroy (10 ans), Virginie Bocquard (11 ans), Louise Walser (12 ans) et Louise Payen (16 ans).
10. Il s’agit de soeur Philippe Fenasse.
11. AD Gironde, 3011W, Boîte 16, dossier Louise Walser.
12. Idem.
13. AD Gironde, 5048W, Boîte 8, Programmes d’enseignement de la 1ère à la 7e année, 1880-1881.

Marie-Hélène Bouchet

Suite : https://injs-bordeaux.org/louise-walser-2/

Contenus liés

Foyer coopératif

Le Foyer Coopératif de l’INJS est une coopérative scolaire dirigée par un groupe de jeunes sourds de l’internat, sous la supervision d’un bureau de professionnels. Le « Foyer...

En savoir plus

Sourds directeurs d’école

David Comberry David Comberry (1792-1834) apprend le métier de tailleur à l’école des sourds-muets de Bordeaux, mais il a l’esprit voyageur et, après ses études, il décide de faire un tour...

En savoir plus

Statuts des INJS

L’INJS est un établissement public à caractère administratif régit par le décret n° 074-355 du 26 avril 1974 relatif à l’organisation des instituts nationaux de jeunes sourds et de jeunes...

En savoir plus