De la construction mimique
Jean-Jacques Valade-Gabel, Lettres, notes et rapports de J.-J. Valade-Gabel,… [avec une introduction d’André Valade-Gabel.], Grasse, 1894
De la construction mimique, pages 257-262
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k854998v/f5.item
- Vous avez dit précédemment que les signes mimiques ne peuvent suivre l’ordre de la phrase française. A quoi cela tient-il ?
R. Cela tient : 1° à ce que ce langage se rapproche de l’art du dessin, et doit, comme lui, faire image, — 2° à ce que les signes ne s’infléchissent pas pour exprimer le nombre, le genre, la personne, les temps, — 3° à ce que le souvenir de chaque signe ne se conserve pas aussi bien que le souvenir de chaque mot, — 4° à ce que ce langage, très pauvre de conjonctions, supprime fort souvent les prépositions.
D. Par quel ensemble de moyens le langage mimique parvient-il à exprimer les rapports des signes entre eux et des idées entre elles ?
R Par la succession des signes, — par leur disposition dans l’espace, — par le changement de place de celui qui fait les signes, — et par la direction des mouvements qui constituent le signe-verbe.
D. Veuillez, par un exemple, faire sentir l’importance de la succession ou de l’ordre dans lequel les signes doivent s’effectuer.
R. Si, pour rendre la pensée exprimée par ces mots : le chasseur poursuit un cerf, je fais d’abord le signe de chasseur et puis celui de cerf, le cerf semble pour suivre et non point être poursuivi ; j’ai dit tout le contraire de ce que j’ai voulu faire entendre. De même si pour dire : l’armoire est dans la chambre, je fais d’abord le signe d’armoire, j’ai dit la chambre est dans l’armoire et non point l’armoire est dans la chambre.
D. Quelle preuve donnez-vous à l’appui de votre assertion ?
R. Celle-ci : invitez par signes un sourd-muet intelligent à placer un livre sur une boîte, si vous avez fait les signes dans l’ordre de la phrase française, vous verrez qu’il placera la boite sur le livre. De même si vous dites, en produisant les signes dans l’ordre suivant : Michel a poignardé un gendarme, le sourd-muet manifestera une grande horreur contre le gendarme, preuve certaine qu’il voit en celui-ci, non la victime, mais l’assassin.
D. Dans quel ordre rangerez-vous les signes exprimant les pensées suivantes: Je suis souffrant. — Je soupire. — Tu n’es pas sage. — Tu ne travailles pas ?
R. Dans toutes ces propositions qui n’ont ni régime ni complément, on doit exprimer d’abord le sujet, puis l’attribut ou le verbe attributif ; — l’affirmation reste sous-entendue ; — la négation se met en dernier lieu : Je souffrant. — Je soupire. — Tu sage non. — Tu travailles non.
D. Où placeriez-vous les adverbes très, souvent, jamais, beaucoup, s’ils étaient joints à ces quatre propositions ?
R. Je les placerais immédiatement après l’adjectif ou après le verbe attributif.
D. Et les adverbes de temps hier, avant-hier, aujourd’hui, demain, etc.
R. Je les placerais en tête de la phrase.
D. Construisez, s’il vous plaît, comme elles doivent l’être, les phrases suivantes : J’ai un jardin. — Tu regardes le ciel.
R. Dans les phrases qui ont, comme celle-ci, un régime direct, le régime s’énonce le premier, puis vient le sujet, puis le verbe :
Un jardin j’ai — Le ciel tu regardes.
D. En est-il de même quand la phrase combine un régime direct et un régime indirect ou complément : J’ai une tabatière dans la poche. — Tu offres une fleur à Louise ?
R. Non : le complément vient le premier, puis le régime direct, puis le sujet, puis enfin le verbe.
D. Ou mettez-vous les prépositions dans et à ?
R. La préposition dans s’exprime séparément et suit immédiatement son antécédent : poche tabatière dans je avoir. La préposition à se trouve implicitement exprimée par le signe offre qui se fait dans la direction du signe ou l’on a placé Louise : Louise une fleur tu offres.
Faites-nous mieux comprendre l’importance de la localisation des signes.
R. Si, dans l’exemple qui précède, je n’avais pas d’abord assigné une place à Louise, je n’aurais su quelle direction donner au signe offrir pour lui faire exprimer le sens de la préposition à ; et si, après avoir assigné la place de la jeune fille, je n’avais pas fait le signe dans la direction de cette place, j’aurais dit : j’offre une fleur en présence de Louise et non j’offre une fleur à Louise.
D. Voilà un rapport de but, de tendance, bien exprimé ; pourriez-vous par des moyens analogues exprimer également le rapport opposé, c’est-à-dire le rapport d’extraction ?
R. Certainement. Ainsi, pour dire : je viens du jardin, je figurerais le jardin sur un point déterminé, puis je ferais le signe de venir, en partant du point même où j’aurais d’abord placé le jardin : Jardin du moi venir.
L. La direction dans laquelle s’opère le signe-verbe n’a-t-elle pas quelquefois une influence marquée sur sa signification même ?
R. Pardonnez-moi. En voici quelques exemples : l’idée d’aller se rend par le roulement des index l’un au-dessus de l’autre et qui, se portant en avant, imitent un mouvement ambulatoire. Fait-on le signe en sens inverse (c’est-à-dire en rapprochant du corps les doigts en mouvement) on rend l’idée de venir ; le fait-on de bas en haut, on rend l’idée de monter, de haut en bas, descendre.
I). N’est-ce pas également par la direction du signe-verbe que s’expriment la voix active et la voix passive ?
R. La direction du signe imprime en effet au verbe mimique tantôt la signification active et tantôt la signification passive: pour je pousse les deux mains ouvertes et rapprochées l’une de l’autre feignent d’éloigner vivement quelqu’un ou quelque chose, — pour je suis poussé on opère le mouvement sur soi-même ; et, détournant la tête, on fait comprendre qu’on n’est pas soi-même l’auteur de l’action.
I). Je conçois actuellement l’importance de la direction du signe-verbe et celle de la disposition des signes qui entrent dans la phrase mimique, mais je ne comprends pas pourquoi vous voulez que le narrateur change de place.
R. Quand le narrateur prend la place des personnages qu’il a mis en scène, il dramatise son débit, il rend la pensée plus saisissable, et il a encore le moyen d’éviter la substitution des verbes corrélatifs à signification inverse.
D. Qu’entendez-vous par verbes corrélatifs ?
R. Par verbes corrélatifs j’entends : — des verbes exprimant la môme idée l’un sous la forme active et l’autre sous la forme passive, tels que battre et être battu, regarder et être regardé, — ou bien des verbes qui, comme donner et recevoir, prêter et emprunter, expriment des idées dont la première implique nécessairement la deuxième.
D. Comment et pourquoi les verbes corrélatifs se substituent-ils l’un à l’autre dans la conjugaison mimique ?
R. Donner s’exprime par un mouvement de la main qui, partant de soi, se dirige vers la personne à qui la chose est destinée ; — recevoir s’exprime par le mouvement inverse. Or si je puis, sans substituer un signe à un autre et sans changer de place, dire par signes je donne, tu donnes, il donne, il n’en est pas de même quand je veux dire tu me donnes, il me donne : — en ce cas je suis contraint de changer de place pour main tenir le signe de donner ; ou, si je ne veux pas changer de place, je suis forcé d’employer le signe de recevoir et de dire je reçois de toi au lieu de tu me donnes, — je reçois de lui au lieu de il me donne.
D. Y a-t-il quelque inconvénient à substituer un corrélatif à un autre dans la traduction du français en langage mimique ?
R. Oui, il en résulte que l’élève s’habitue à considérer les verbes corrélatifs français comme équivalents et qu’ensuite il emploie indifféremment et toujours donner pour recevoir ou recevoir au lieu de donner, — emprunter pour prêter, —prêter au lieu Remprunter.
D. Vous avez dit que les signes restent moins longtemps dans la mémoire que ne le font les mots parlés, qu’en résulte-t-il ?
R. La nécessité de réserver, pour la fin de la phrase mimique, le signe de l’idée sur laquelle on veut appeler particulièrement l’attention. Ainsi quand on interroge par signes pour dire où est ton père ? on dit père tien où ? — Combien as-tu de sœurs ?… Sœurs tu as combien ? — Comment allez-vous ?… Vous allez comment ?
D. Est-il vrai qu’on doive toujours faire les signes dans l’ordre où les idées se sont produites dans notre esprit ?
R. Non, car si je veux donner par signes l’ordre suivant : apportez la clé de la porte du jardin, je suis forcé de dire : Jardin porte de clé de apportez. — J’ai besoin du livre qui est sur la table, s’interprète table livre sur livre ce besoin j’ai ; dans ce dernier exemple ce n’est pas l’idée de table qui a fait surgir en moi celle de livre.
D. Tout à l’heure, dans une de vos citations, vous avez inséré une proposition déterminative ; et dans la traduction mimique vous l’avez fait passer avant la proposition principale, en est-il toujours ainsi ?
R. Oui, Monsieur ; au lieu de dire en insérant la déterminative dans la principale : Le soleil que je vois éclaire le monde, la mimique dit : Je vois un soleil ; ce soleil éclaire le monde. Au lieu de dire : Admirez la fleur qui est dans le vase que vous avez apporté, on tourne : Vase vous apporté avez — vase fleur dans — fleur cette admirez !
Et si au lieu d’être déterminative la deuxième proposition forme un régime comme dans je veux que vous soyez heureux, on tourne ainsi qu’on l’a fait précédemment : heureux soyez, je le veux, ou vous heureux moi vouloir.Paris, 1863.
Jean-Jacques Valade-Gabel