Jean Saint-Sernin

Suite à sa rencontre à Paris avec l’abbé de l’Epée, l’archevêque de Bordeaux Monseigneur Champion de Cicé décida d’établir une Institution pour les sourds-muets à Bordeaux en 1785. D’abord dirigé par l’abbé Sicard, jusqu’en 1790, l’école de Bordeaux ne dut pourtant sa pérennité qu’au dévouement de l’instituteur Jean Saint-Sernin, directeur de l’établissement de 1790 à 1814.

Rapport officiel de Jean Saint Sernin

« Au commencement de l’année 1785, Cicé, ci devant archevêque de Bordeaux, conçut le projet de fonder une école des sourds et muets dans cette ville ; il envoya à Paris le citoyen Sicard apprendre du célèbre abbé de l’Epée la méthode de les instruire ; de retour au mois d’octobre de la même année, une lettre circulaire fut envoyée à tous les curés du diocèse et bientôt un certain nombre de ces infortunés fut annoncé.

L’archevêque chargea deux de ses vicaires généraux d’Antrezel et Thiery de concerter avec le citoyen Sicard le moyen de recevoir ces élèves ; j’exerçais alors le métier d’écrivain et je tenais une classe et une pension sur les Fossés de la Maison Commune. J’étais très connu du citoyen Sicard, je lui dis que je voulais coopérer à cette bonne œuvre en me chargeant d’apprendre gratuitement ses élèves à écrire, pour cet effet, il fallait que j’apprisse les signes de l’alphabet manuel base fondamentale de cette instruction.

Il s’agissait de trouver un local, La Borde, ci devant curé de Saint Seurin offrit sa maison à côté du presbytère moyennant un loyer. Il fallait quelqu’un pour soigner les élèves. Sicard et les vicaires généraux jetèrent les yeux sur moi et m’engagèrent par les promesses les plus avantageuses de me charger de ce dépôt. Cicé était alors à Paris, Sicard et les vicaires généraux m’invitèrent à payer le loyer de 3 mois en attendant le retour de l’archevêque. J’y entrais le 1 décembre 1785. Cette maison n’étant pas assez commode, on prit 6 mois après, celle du citoyen Fergade rue Capdeville. Je fus de nouveau invité à faire les avances du loyer et j’en payais encore 6 mois jusqu’au 1/12/86. Ces 900F de loyer constatés par les reçus ne m’ont jamais été remboursés. Au retour de l’archevêque, je lui en fis la demande, il me dit que bientôt le gouvernement allait se charger de cette institution.

L’hiver de 85-86 se passa avec un seul élève de Casteljaloux dont la pension était payée par ses parents et quelques externes de la ville et de la banlieue de Bordeaux dont l’instruction était gratuite. Je n’avais plus ni écolier ni pensionnaire et je n’avais pour nourrir et entretenir ma famille que le fruit des épargnes de l’état que je venais de perdre. Quelques élèves arrivèrent de la campagne, en attendant je les nourrissais et leur fournissais tout nécessaire. Cet établissement aurait indubitablement fini en même temps qu’il commença, s’il ne s’y eut trouvé des sociétés et des personnes philanthropiques qui se chargeraient de payer les pensions de ces élèves.

On me fit consentir pour essai d’une année de prendre les élèves de la classe indigente à raison de 312F de pension, sur quoi je fus obligé de les nourrir de les blanchir et de payer les domestiques pour les soigner. L’archevêque promit de donner une rente à l’établissement, mais j’ai vu les années s’écouler sans que les élèves n’eurent d’autres couchers que celui que je leur ai fourni et que j’achetais à mesure que le nombre augmentait. Suivant le règlement chaque élève devait porter deux paires de draps de lit, mais les plus pauvres n’en portèrent pas à cause de leur extrême pauvreté.

Dans le courant de l’année 86, je fis une réclamation au sujet de la modicité du prix de la pension et il fut arrêté qu’elle serait payée à l’avenir à raison de 400F.

Je fus en peu de temps entré dans la méthode d’instruire les Sourds Muets, je me livrai à la recherche et sur tout ce qui pouvait intéresser l’avancement des élèves.

L’archevêque satisfait de mes travaux et de mes succès me fit espérer un traitement, mais j’ai vu 7 années se passer jusqu’à la fin de 1792 sans que j’ai rien pu obtenir.

En Septembre 1789, Sicard partit pour Paris et ne revint qu’à la fin de décembre, de l’Epée termina ses jours dans le mois de janvier 1790 et en février suivant Sicard fut appelé pour le remplacer. Je restais seul instituteur et économe de cet établissement. »

Extraits de : Notice sur la vie et les travaux de Jean Saint-Sernin, premier instituteur en chef de l’institution royale des Sourds-Muets de Bordeaux. Discours prononcé dans la séance publique annuelle du 27 août 1844, par M. Jean-Jacques Valade-Gabel (professeur à l’Institut de Paris, puis directeur de l’Institut des sourds-muets et sourdes-muettes de Bordeaux de 1838 à 1850)

Saint-Sernin, véritable fondateur de l’école de Bordeaux, dont les travaux sont peu connus, le nom presque entièrement ignoré : nous ne craignons pas cependant de le dire, les qualités de son cœur, la solidité de son jugement, sa persévérance, et son dévouement lui méritent, dans notre reconnaissance, la première place après l’abbé de l’Épée,

Jean Saint-Sernin naquit vers 1740, à Saint-Jean-de-Marsac, Basses-Pyrénées, d’une famille patricienne mais sans fortune ; peu porté par ses goûts vers le commerce auquel son père s’était forcément livré, avide d’instruction et trouvant difficilement autour de lui les moyens de compléter la sienne, Saint-Sernin s’adonna avec un soin particulier aux études géographiques. A la lecture d’un voyage de découvertes, sa jeune tête s’enflamma ; la peinture de la vie de marin, toujours périlleuse et souvent poétique, séduisit son imagination de vingt ans, et, résolu de parcourir cette carrière, il arrivait à Bordeaux en 1761, léger d’argent, mais riche d’espérances.

Ses illusions se dissipèrent une à une, et ses ressources plus vite que ses illusions. Admis sur quelques recommandations dans une étude de notaire, il s’y perfectionna dans l’art de l’écriture, et ne tarda pas à en donner des leçons. Dès ce moment sa véritable vocation se révèle : s’entourer de jeunes enfants, s’en faire aimer et les instruire, développer en eux, avec les facultés intellectuelles, le sentiment moral et religieux, telle est la tâche de l’instituteur primaire; et telle est celle que s’imposa Saint-Sernin. 1774 le vit à la tête d’un établissement réunissant douze pensionnaires et cinquante externes.

L’abbé Sicard, qui jouissait alors d’une demi-prébende à Saint-André, noua avec Saint-Sernin d’étroites relations, et lorsque, sur l’invitation de MM Champion de Cicé, il se rendit à Paris auprès de l’abbé de l’Epée, les deux amis se promirent de correspondre ; l’abbé Sicard devait expliquer dans ses lettres tous les procédés de l’inventeur; il tint parole, et Saint-Sernin saisit la méthode avec tant de facilité qu’au retour de l’abbé Sicard leur première conversation se fit par signes méthodiques.

Saint-Sernin louait, rue Capdeville, à ses périls et risques, une maison dont l’abbé Sicard et Mgr de Gicé avaient fait choix pour l’ouverture de l’Ecole des sourds-muets.

Le 20 Février 1786, les premiers élèves arrivèrent, et vers la fin de cette même année l’Ecole en comptait vingt-deux, venus de divers points de la France ; la plupart de ces malheureux étaient couverts de haillons. Le mélange déplut aux parents des pensionnaires que Saint-Sernin avait conservés; et bientôt son école ne compta plus que des sourds-muets.

Trois élèves seulement appartenaient à des familles en état de payer leur pension ; tous les autres furent successivement adoptés par l’Archevêque, le premier Président, M. de Spens. de Lancre, le Musée de Bordeaux, la Société philanthropique, le Cercle de Tourny, des sociétés de négociant ; enfin, par des associations spontanément formées dans cet objet entre des personnes de tous les rangs.

L’école, qui avait déjà produit au Musée plusieurs élèves, fit un premier exercice public les 12 et 15 septembre 1789. La première partie du cours d’instruction, comprenant les notions de grammaire, de calcul, de géométrie élémentaire, de sphère, de géographie, et même de métaphysique, avait été l’objet des soins spéciaux de Saint-Sernin. Quelle part restait-il donc à l’abbé Sicard? — les seules notions de religion et d’histoire sainte.

Vers la fin de 1789, l’abbé Sicard se rendit à Paris et ne tarda pas à devenir le successeur de l’abbé de l’Epée. Dès ce moment, Saint-Sernin demeure complètement abandonné à ses propres forces, père de quatre enfants en bas âge et chargé seul de pourvoir aux besoins des sourds-muets que leurs généreux bienfaiteurs avaient abandonnés, Saint-Sernin se roidit contre l’adversité.

Bientôt un rapport plein de calomnies est présenté à la Convention nationale qui le renvoie à son Comité d’instruction publique; ce rapport concluait à la suppression pure et simple de l’institution de Bordeaux. Saint-Sernin, quelques jours après, était devant le Comité d’instruction publique avec Baudonnet et le jeune Palsy, qui, sévèrement examinés, lui valurent les éloges les plus flatteurs.

Le 18 Mars 1793, la Convention les faisait venir à sa barre; et, après avoir écouté la requête de l’instituteur et fait questionner en sa présence les élèves dont il était suivi, l’assemblée souveraine, par l’organe de son-président, déclara que l’institution de Bordeaux était placée comme l’institution de Paris sous la protection de la France.

Le lendemain de ce mémorable événement, le journal de Paris, rédigé par Boederer, contenait l’article suivant : « Sicard, le respectable instituteur des sourds-muets, a présenté à la Convention plusieurs de ses élèves, et leur a fait exécuter quelques-uns des exercices qui constatent leur étonnante instruction; la Convention a applaudi au maître et aux élèves avec une égale satisfaction. »

Baudonnet, sous les yeux duquel cet article était tombé par hasard, se lève au point du jour, et, à l’insu de son instituteur, court chez le journaliste dont il avait retenu l’adresse ; parvenu non sans peine auprès de Boederer, éveillé par cette singulière visite, le jeune sourd-muet lui dit naïvement : « Vous avez menti hier, citoyen, en attribuant à Sicard ce qui appartient à Saint-Sernin, mon maître. » Boederer prit la chose en homme d’esprit, lia conversation avec le jeune sourd-muet, et lorsque Saint-Sernin, instruit de l’aventure, vint le prier d’excuser la rudesse naïve de Baudonnet, le journaliste fit le plus grand éloge de l’élève : « Cet enfant est trop heureux, ajouta-t’il, de ne point connaître de milieu entre le mensonge et la vérité. »

Le seul ouvrage que Saint-Sernin entreprit de rédiger est un Cours d’instruction pratique auquel la mort ne lui permit pas de mettre la dernière main. C’est en feuilletant ce manuscrit que nous avons pu apprécier l’esprit de son enseignement. Jamais il ne fait usage de la décomposition mécanique des mots, procédé caractéristique de la méthode de l’abbé Sicard ; aussi, quoique la science grammaticale et les signes méthodiques forment la base de son enseignement, comme il a constamment recours à l’intuition des faits, qu’il sait appeler à son aide les signes naturels, et que des applications judicieuses éclairent toujours ses théories, la pratique de Saint-Sernin dut être infiniment plus féconde que celle de l’abbé Sicard. On n’est donc point surpris de le voir revendiquer hardiment dans cet ouvrage l’honneur d’avoir formé le célèbre Massieu, et d’être le premier qui ait trouvé le moyen de mettre le sourd-muet en état d’exprimer par l’écriture ses propres pensées.

Quoi qu’il en soit, le grand nombre des sujets d’élite qui sortirent de l’école de Bordeaux, sous la République et dans les premières années de l’Empire, constate d’une manière éclatante la supériorité de l’enseignement qu’on y donnait. Si grande que fût sa modestie; Saint-Sernin devait être saisi d’une légitime fierté en pensant à Col, Rambeau, Cheylat, Baudonnet, Palsy, Salcède, Bonnefous, Gard, Valentin, et une foule d’autres encore qui formaient autour de lui une sorte d’auréole vivante.

L’un de ses disciples les plus distingués, M. Gard, professeur sourd-muet, laissait échapper ces lignes dans un mémoire qu’il m’adressait à Paris : « C’est un devoir bien doux à mon cœur d’offrir à la mémoire révérée de M. Saint-Sernin le tribut de ma profonde et éternelle reconnaissance. Il m’a servi de père, il a conservé l’institution lorsqu’elle a été abandonnée de ses premiers bienfaiteurs ; il a partagé avec nous le peu qu’il avait ; aussi modeste qu’humain, il n’a jamais pensé qu’à notre utilité ; dédaignant une vaine gloire que tant d’autres recherchaient avec empressement, il nous a consacré en silence toute sa vie et toute sa fortune. Quelle jouissance pour mon cœur de me rappeler mes premiers pas dans la carrière de l’instruction, et en même temps de les rapporter à l’ami généreux qui les a guidés et m’a aplani le chemin avec une habileté que je désespère d’atteindre. Il ne craignait pas d’entrer dans les détails les plus minutieux, si souvent dédaignés par l’orgueil des savants du jour, mais si précieux pour les sourds-muets. Ce n’étaient que des miettes de la vaste table des connaissances humaines; mais ces miettes étaient fécondes. »

Saint-Sernin, accablé par l’âge et les infirmités, obtint, en 1814, une retraite dont il ne devait jouir que bien peu d’années : il fut enlevé à sa famille le 9 mai 1816.

Notice sur Gallica, le site de la B.N.F. : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5787698v


Exercice public

Dans la Salle du Musée de Bordeaux, le samedi 12 et le mardi 15 septembre 1789, exercices que soutiendront des sourds et muets de naissance dirigés par l’Abbé SICARD, instituteur royal sous les auspices de Mgr Champion de Cicé, Archevêque de Bordeaux, garde des Sceaux de France, avec la participation de Jean Saint Sernin et Jean Massieu.

Règle  : le public pose ses questions correspondant aux programmes scolaires par écrit sur des planches noircies ou par le truchement en signes de l’instituteur ; les sourds-muets répondent directement par écrit sans aide.

20 élèves présents

  • Louis ROMEGOUS, fils d’un notaire de Bordeaux
  • Eugénie CONTE, fille aînée du fameux corsaire bordelais Jacques Conte
  • Jean LEUDE de Montferrant, Jean ALBERT de Saint Macaire, Pierre FOURCADE de Tabanac , Jeanne MANO du Barp, diocèse de Bordeaux
  • Blanche, Jeanne et Jean MASSIEU, de Semens en Bénauge
  • Antoine DEVEAU de La Réole, Jean DUPIOL de Mazeilles, diocèse de Bazas
  • Louis et Catherine BAUDONNET, de Marignac, diocèse de Rieux
  • Hilaire et Jean PERCY de Fromeville, diocèse de Nancy en Lorraine
  • Marcellin COL de Casteljaloux
  • Guillaume BARBOT de Pons, diocèse de Saintes
  • Jean BARBOT de Pau en Béarn
  • Julie SAISSET d’Alzone, diocèse de Carcassonne
  • Beziat de l’Amée, de Castelnaudary

Contributeurs

L’abbé Sicard, M Saint-Sernin, 3 familles aisées, Champion de Cicé et des vicaires généraux, un curé, l’évêque de Bazas, l’évêque de Carcassonne, le premier président du Parlement, M de Spens de Lancre président à mortier, le Musée de Bordeaux, une société philanthropique, le Cercle de Tourny, une société de bienfaisance, des dames nobles, une demoiselle de 10 ans, le président d’une société littéraire, une société de négociants (2000 F), d’autres personnes anonymes.

Programmes scolaires

– sous la responsabilité de Saint Sernin

  • ALPHABET écrit et manuel
  • GRAMMAIRE
  • CALCUL
  • GEOMETRIE ELEMENTAIRE
  • SPHERE
  • DIVISION du TEMPS
  • MESURE des CORPS ETENDUS (ancien système de mesures)
  • GEOGRAPHIE
  • Des ETRES en général
  • De l’HOMME

–  sous la responsabilité de l’Abbé SICARD

  • De la RELIGION
  • du Monde
  • de Dieu
  • des ESPRITS
  • Péché originel
  • Etat du monde depuis la création jusqu’au Déluge
  • Etat du monde depuis le Déluge
  • Arrivée des Juifs dans la terre de Chanaan
  • Etat du monde depuis Jésus-Christ

Le tout publié à Bordeaux par l’Imprimerie de Michel RACLE en 1789 et largement diffusé en France, surtout à Paris, par l’abbé Sicard pour se faire valoir et obtenir de succéder à l’Abbé de l’Epée, ce qu’il obtiendra facilement grâce à la prestation de Jean MASSIEU.

Collecté par Jean Paul COLLARD au profit de ses Causeries, 10/08/2015

http://www.mairiedesemens.fr/index.php/les-causeries-du-boudeur/82-la-cause-6-grandes-manoeuvres

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