La gratitude des élèves

Extraits de : 

Rémi Valade, professeur, Censeur démissionnaire de l’Institution impériale des Sourds-Muets de Bordeaux, Quelques préjugés relatifs aux sourds de naissance, Discours prononcé à la distribution des prix de l’Institution Impériale des Sourds-Muets de Paris, le 09 août 1856
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5370181q

[…] Le reproche d’ingratitude est plus grave. L’ingratitude , en effet, n’est pas un travers de l’esprit ; c’est un vice du cœur ; c’est quelquefois un crime. Aussi avec quelle énergie les sourds-muets le repoussent ! Avec quelle vivacité’ ils s’en défendent !
Le fragment suivant d’une lettre, qui, certes, n’a pas été écrite pour la circonstance (elle est du 10 novembre 1855), et que je ne résiste pas au désir de vous lire ici, en donnera une idée. Aussi bien la défense des sourds-muets ne peut que gagner à se trouver placée dans la bouche de l’un d’eux.
Celui-ci est un jeune homme de 22 ans, aspirant à l’école de Bordeaux où il a été élevé. Il profite, pour se rappeler au souvenir de son ancien maître, resté son ami, du départ d’un de ses camarades de l’école, pauvre enfant dont, tout jeune qu’il est, l’existence a été marquée par bien des vicissitudes.
Il est né en Afrique et de parents pauvres; c’est tout ce qu’on a pu savoir de ses premières années. Trouvé malade, presque mourant, sur le revers d’un fossé, à la suite d’une razzia , il fut recueilli par quelques soldats du 23e de ligne et reçut d’eux toutes sortes de soins.
Il arriva ce qui en pareil cas arrive toujours : ces militaires s’attachèrent à leur protégé par leur bien fait même ; et plus tard, lorsque le régiment quitta la terre d’Afrique, ils emmenèrent en France, à l’insu de leur colonel, le petit sourd-muet. C’était une infraction à la discipline; mais le motif fit excuser la faute, et bientôt, adopté par le régiment, le jeune arabe fut envoyé à l’école de Bordeaux pour y recevoir les soins que son infirmité réclamait et que ses protecteurs ne pouvaient lui donner. Il y arriva conduit par un vieux sergent au visage bronzé, à la moustache grisonnante, dont, en dépit de tous ses efforts, la sensibilité ne résista pas aux épreuves de la séparation. Le pupille, du reste, était digne de cette affection , et on ne l’entretenait jamais de ses bienfaiteurs, que ses yeux aussitôt ne se remplissent de larmes.
Je cède maintenant la parole à mon jeune correspondant :

Mon cher Maître ,
« Le jeune algérien Chabanne part pour Paris ; il veut y revoir, avant de retourner à Laval, son parrain et d’autres personnes qu’il aime. Bon jeune homme ! Comme il est sincère dans ses affections ! Les moindres marques de bienveillance qu’il a reçues sont restées gravées dans ce cœur plein de reconnaissance. Comme il aime ses bienfaiteurs ! Il n’a pas de famille; pauvre orphelin, il croit que tous ceux qui s’intéressent à lui sont ses parents.
» Quelques personnes assurent que les sourds-muets sont ingrats Si elles se bornaient à dire qu’il y a des ingrats parmi les sourds-muets, elles pourraient avoir raison ; mais, en général, ils ont plus le sentiment de ta reconnaissance que les parlants.

» Ne croyez pas, Monsieur, que je défende les sourds-muets par amour-propre ; j’aimerais mieux me taire que de flatter leur vanité ; mais heureuse ment ils ne sont pas vains. Et de quoi pourraient-ils se glorifier ces pauvres muets ?…
» Oui, Monsieur, je le dis avec sincérité: ils se rappellent avec plus de gratitude les bienfaits qu’ils ont reçus ; le malheur les rend plus sensibles à la reconnaissance. Tandis que ces millions de parlants s’égarent au milieu des préjugés, à quoi pensent ces infortunés dans la solitude de leur âme ? A leurs père et mère qui ont pris soin de leur enfance, à leurs amis qui s’intéressent à eux, surtout à leurs professeurs qui se sont donné tant de peine pour leur instruction. Ils ne peuvent songer avec plus de plaisir à autre chose, ces infortunés qui savent qu’ils ont toujours besoin de la bienveillance des autres hommes. J’ai vu des centaines de sourds-muets : avec quel plaisir ils me parlaient de ceux qui les avaient élevés ! Avec quel respect ils prononçaient leur nom ! »
Ici, Massot (c’est le nom de mon jeune ami) entre dans quelques détails sur ce qu’il appelle un touchant incident dont l’école de Bordeaux vient d’être témoin, et termine ainsi cette lettre remarquable : « Comment expliquerez-vous cela , Monsieur, sinon par la simplicité et le bon cœur des sourds-muets ? Vous le voyez donc : ils ont plus le sentiment de la reconnaissance que les parlants, parce qu’ils sont plus véritablement enfants de la nature qui inspire toujours de meilleurs sentiments que toute science humaine. » […]

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