L’abbé de l’Epée et les sœurs jumelles
L’acte fondateur de l’œuvre de l’abbé de l’Epée fut sa rencontre avec deux sœurs jumelles sourdes.
Différents mythes ont parcouru la communauté sourde à ce sujet comme le récit noté par Yann Cantin : « Un soir, surpris la la pluie, l’abbé de l’Epée se réfugie sous un porche. Voyant la présence par la lumière qui se glisse sous l’ouverture, il se risque d’entrer, tout en s’excusant de l’intrusion. Ayant aperçu deux jeunes filles affairées à leurs occupations, il répéta ses propos pour prévenir sa présence. Face à l’absence de réaction, l’abbé devient de plus en plus perplexe. Au même moment arrive la maîtresse de maison. Elle se répand rapidement en excuses et en explications, informant par là l’état des deux jeunes filles : sourdes. Elle se plaint par la suite de la mort de leur percepteur qui laisse inachevé leur instruction religieuse. Touché par tant de misère, l’abbé accepte par la suite de reprendre leur instruction. » https://reflexivites.hypotheses.org/6938
La réalité est plus complexe : l’abbé de l’Epée était janséniste. En tant que tel, il était exclu de toute activité religieuse officielle, ce qui fait qu’il ne vivait pas dans un presbytère, une paroisse, mais qu’il logeait dans l’appartement de ses parents, rue des Moulins. C’est là qu’il fonda son école pour jeunes sourds.
Le père Vanin avait commencé l’instruction de deux sœurs jumelles sourdes, par le biais d’estampes. Ce père étant décédé, la mère de ces enfants chercha un autre prêtre pour le remplacer. L’abbé de l’Epée étant sans activité ecclésiale, il put s’y consacrer.
Peut-être, le fait que l’abbé de l’Epée était janséniste a-t-il influencé sa réflexion sur l’intérêt des signes : deux jansénistes, Antoine Arnauld et Claude Lancelot, avaient publié la Grammaire de Port-Royal, « Grammaire générale et raisonnée contenant les fondements de l’art de parler, expliqués d’une manière claire et naturelle ». Cette grammaire cherche une définition formelle du langage, au delà des spécificités de chaque langue, visant une grammaire universelle.
Extraits de : L’Epée, Charles Michel (abbé de). Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques, Paris : Nyon l’Aîné, 1776.
« Pour moi, voici de quelle manière je suis devenu Instituteur de Sourds et Muets, ne sachant point alors qu’il y en eût jamais eu d’autres avant moi. Le P. Vanin, très respectable Prêtre de la Doctrine Chrétienne, avait commencé par le moyen des estampes (ressource en elle-même très faible et très incertaine) l’instruction de deux sœurs jumelles, sourdes et muettes de naissance. Ce charitable ministre étant mort, ces deux pauvres filles se trouvèrent sans aucun secours, personne n’ayant voulu pendant un temps assez long entreprendre de continuer ou de recommencer cet ouvrage. Croyant donc que ces deux enfants vivraient et mourraient dans l’ignorance de leur religion, si je n’essayais pas quelque moyen de la leur apprendre, je fus touché de compassion pour elles, et je dis qu’on pouvait me les amener, que j’y ferais tout mon possible.
Ne m’étant occupé jusqu’alors que de matières théologiques ou morales, j’entrais dans une carrière qui m’était absolument inconnue. La route des estampes n’était point de mon goût. L’alphabet manuel français que je savais dès ma plus tendre enfance, ne pouvait m’être utile que pour apprendre à lire à mes disciples. Il s’agissait de les conduire à l’intelligence des mots. Les signes les plus simples, qui ne consistent qu’à montrer avec la main les choses dont on écrit les noms, suffisaient pour commencer l’ouvrage ; mais ils ne mènent pas loin, parce que les objets ne sont pas toujours sous nos yeux, et qu’il y en a beaucoup qui ne peuvent être aperçus par nos sens. Il me parut donc qu’une méthode de signes combinés devait être la voie la plus commode et la plus sûre, parce qu’elle pourrait également s’appliquer aux choses absentes ou présentes, dépendantes ou indépendantes des sens. Ça été en effet la route que j’ai prise ; et avec le secours d’une telle méthode, j’ai formé les élèves dont on a vu les exercices publics, et aux leçons desquels il vient tous les jours des personnes qui me font honneur, mais que je n’ai jamais cherché à y attirer. »
Extraits de : Berthier, Ferdinand. L’abbé de l’Épée, sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès ; avec l’historique des monuments élevés à sa mémoire à Paris et à Versailles, Paris, 1852.
« Ce fut vers l’année 1753, suivant toutes les probabilités, qu’une affaire de peu d’importance amena l’abbé de l’Epée dans une maison de la rue des Fossés-St-Victor, qui faisait face à celle des frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis étant absente, on l’introduisit dans une pièce où se tenaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux d’aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles ; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d’elles aucune réponse ! Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s’approcher d’elles avec douceur, tout fut inutile. A quelle cause attribuer ce silence opiniâtre ? Le bon ecclésiastique s’y perdait. Enfin la mère arrive. Le vénérable visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable R.P. Vanin ou Fanin, prêtre de la doctrine chrétienne de St-Julien-des-Ménéstriers, à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d’estampes qui ne pouvaient leur être d’un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du Ciel révèle à l’étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l’art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier. A partir de ce jour, il remplira auprès de ces infortunées la place que le père Vanin laisse vide. »