Marie-Pauline Larrouy (2)
Élève à l’école des sourds de Bordeaux
Nous sommes en 1848 et Pauline a presque quatorze ans. Elle est élève de sixième année. Les études sont limitées à six ans et c’est donc la dernière année.
Chaque année, la distribution des prix vient clore l’année scolaire. Le rituel en est fixé. L’établissement, qu’on nomme en 1848 Institution nationale des sourds-muets de Bordeaux, n’est pas encore celui qui longe actuellement la rue Abbé-de-l’Épée. Les locaux sont situés dans l’ancien couvent des Catherinettes, rue des Religieuses.
Nous sommes le 25 août et la cérémonie se passe dans la cour des garçons de l’institution.
Elle est présidée par le préfet de la Gironde en personne, Alexandre Neveux, fraîchement nommé par la jeune République. À ses côtés prennent place l’archevêque de Bordeaux, Monseigneur Donnet, des représentants de la commission consultative, organe dirigeant de l’établissement, et le directeur Jean-Jacques Valade-Gabel. Les fonctionnaires de l’institution et les Dames de Nevers se disposent à côté de l’estrade.
L’assemblée se presse, encore plus que les années précédentes. Elle réunit de nombreux notables bordelais : clergé, magistrats, avocats, enseignants.
C’est au directeur que revient l’honneur du premier discours. Jean-Jacques Valade-Gabel a presque 47 ans. Ancien professeur de l’Institution des sourds-muets de Paris, il est nommé à la direction de l’école bordelaise en 1838 pour réformer l’établissement. Depuis dix ans, Valade-Gabel a l’habitude des discours de fin d’année. Il met à profit cet exercice pour faire passer quelques idées sur l’œuvre à défendre, sur les débats en cours et les modernisations à entreprendre. Cette année, il décide de centrer sa réflexion publique autour de deux figures de l’enseignement des sourds : l’abbé de l’Épée et Rodrigues Pereire.
Pauline est présente avec ses camarades. Que comprend-elle de ce long discours ? Sans doute peu de choses. Pourtant elle fait partie des élèves les plus brillantes de l’Institution. C’est un “sujet d’élite” et une élève modèle.
Puis, c’est au tour du préfet de prononcer quelques mots au nom du gouvernement de la République. Il remercie les membres de la commission consultative et tous les fonctionnaires de l’établissement, dont les Dames de Nevers, pour le zèle avec lequel ils accomplissement leur mission. Voici comment il la définit : “éclairer l’esprit, former le cœur de ces infortunés, les initier à la vie sociale, leur faire aimer la religion, le travail, ouvrir leur âme à toutes les inspirations généreuses, leur faire comprendre l’amour de la patrie, le sentiment du devoir, et, par l’instruction qui moralise, assurer leur avenir.” Quel programme !
Enfin, des élèves entrent en scène et permettent au directeur d’illustrer sa pédagogie. À quatre d’entre eux, choisis parmi les meilleurs, on demande de préparer des remerciements pour le préfet et l’archevêque. Pauline Larrouy et César Massot doivent s’adresser au premier, tandis que Julie Duval et Joseph Tronc écrivent pour le prélat. Ils se mettent derechef au travail.
Pendant ce temps, d’autres enfants miment plusieurs morceaux de poésie : du Lamartine, du Malherbe et d’autres encore.
Julie et Pauline sont dans la même classe. Elles se connaissent bien et obtiennent régulièrement les récompenses de fin d’année, souvent ex-æquo. César Massot et Joseph Tronc sont aussi de bons élèves. César deviendra moniteur, puis aspirant dans l’institution, avant de la quitter pour faire de la retouche photographique. Quant à Joseph, ses études finies, il apprendra la peinture à l’école des Beaux-Arts de Bordeaux et deviendra professeur de dessin à l’Institut des sourds de Paris.
Les compliments sont courts, mais bien tournés. En voici quelques extraits empruntés à Pauline : “Vous représentez, Monsieur le Préfet, ce gouvernement si généreux à qui nous devons tout le bonheur dont nous jouissons ici.” Ou encore : “nous ne cesserons de conjurer le Seigneur de répandre sur lui (le gouvernement) et sur vous, Monsieur le Préfet, ses faveurs les plus signalées.”
Avant de nommer les lauréats des prix de l’année, on distribue au public une Notice sur la vie de Marie Dupouy en précisant que personne ne met en doute que le texte est “exclusivement l’œuvre de Mlle Pauline Larrouy.”
Pourtant une note en bas de la première page attire l’attention. En effet, on y indique qu’on “a laissé subsister des fautes et des négligences de style qu’on ne s’étonnera pas de rencontrer dans un texte sorti de la plume d’une élève de sixième année.”
Pauline Larrouy n’est pas une élève comme les autres. Marie Dupouy non plus. Et pourtant, à travers le récit de Pauline, on peut mieux se représenter les conditions de vie des enfants sourds de cette époque.
Bien qu’âgée de trois ans de plus que Pauline, Marie Dupouy arrive à l’école des sourds de Bordeaux après elle. Elle a douze ans. Sa surdité survenue à la suite d’une maladie à l’âge de sept ans et sa condition d’enfant pauvre expliquent cette arrivée tardive. L’entrée dans l’institution nécessite soit l’obtention d’une bourse, soit le paiement par la famille du prix de la pension, entre 600 et 1 000 francs. De plus, tout élève apporte un trousseau. Pour les filles, il comprend “trois robes et trois jupons, deux tabliers, un corset, deux camisoles, six fichus, six mouchoirs de poche et six paires de bas, quatre serviettes, trois bonnets et trois paires de souliers, six chemises, des peignes et une brosse à tête.”
Pour une famille de vignerons de Chalosse avec trois enfants à charge, cela s’avère impossible sans aide extérieure. Entre travaux des champs et surveillance des troupeaux, Marie se lie d’amitié avec une ancienne élève de l’Institution de Bordeaux, Mlle Bellocq. Celle-ci lui apprend “les signes et la dactylologie”, nous dit Pauline. Puis, un certain M. Grateloup intervient et obtient une bourse de l’État. Marie quitte alors Montfort-en-Chalosse et, conduite par son père, entre à l’école de Bordeaux le 10 octobre 1843. “Sa physionomie nous annonça son intelligence et sa mémoire, son humeur franche et joyeuse, et ses manières, qui avaient une grâce animée, lui concilièrent tous nos cœurs.”
Elle a douze ans, Pauline neuf ; elles communiquent en signes et deviennent rapidement amies.
Très vite, Pauline remarque l’application de Marie et la constance de ses efforts pour satisfaire ses maîtresses. On ne transige pas avec la discipline à l’école de Bordeaux. Le règlement intérieur nous détaille les sanctions. Les punitions dites légères sont au nombre de cinq : la mauvaise note, la privation de récréation ou de la promenade avec travail, la mise à la table de pénitence (soupe, pain et eau), la privation de l’uniforme de l’Institution et la privation de sortie ou de voir les parents au parloir. Quant aux sanctions les plus graves, seul le directeur peut les infliger. Il peut alors décider la réclusion avec travail dans la salle de discipline pendant un, deux, voire trois jours au maximum, la réprimande publique avec consignation sur un registre spécial ou enfin, sanction ultime, la réprimande publique avec consignation et affiche au parloir.
Marie ne reste que cinq ans dans l’école et sa disparition prématurée touche Pauline. La tuberculose fait encore des ravages. Deux à trois décès dans l’école chaque année sont malheureusement chose commune.
Pauline a quatorze ans quand elle écrit ce texte, véritable éloge funèbre pour son amie disparue et, dès ce jeune âge, on la sent pénétrée des désirs de bonne volonté, d’obéissance et de reconnaissance pour “les bienfaits” reçus dans l’établissement. Elle met en avant les valeurs inculquées par les religieuses : docilité, amour du travail et piété.
Les Dames de Nevers, sous la houlette de mère Ambroise, sont responsables non seulement du service intérieur de l’institution, mais aussi de l’enseignement des filles.
Les garçons ont toujours des professeurs laïcs, dont certains sont sourds, comme Victor Chambellan. Dans son texte, Pauline nous cite le nom de quatre religieuses : mère Ambroise la mère supérieure, sœur Éléonore et sœur Mélanie, les deux seules à porter le titre d’institutrices et sœur Clotilde, maîtresse d’études.
En effet, la journée des élèves est partagée entre des temps de leçons dirigés par les professeurs ou institutrices, des temps d’études et des temps d’ateliers. Les prières quotidiennes, les messes des jeudis et dimanches, ainsi que les leçons d’instruction religieuse rythment l’emploi du temps des filles comme des garçons.
Les sexes sont rigoureusement séparés. Entrés dans l’institution après l’âge de 9 ans, ils y restent au maximum six années. C’est la durée habituelle des études et du versement des bourses. Pourtant certains, parmi les plus doués, peuvent prolonger leur séjour de trois années supplémentaires. Ces élèves doivent alors se destiner à la carrière d’enseignant. Ce sera la vocation de Pauline.
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